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Theo Angelopoulos : Le pas suspendu de la cigogne * Το Μετέωρο Βήμα του Πελαργού
Si vous aimez les grands tableaux blancs de neige, comme un Paysage hivernal de Brueghel quand au milieu de l'immensité de la nature se nouent des tragédies humaines individuelles et collectives, ici et là, dans un coin et un autre du tableau, alors Le pas suspendu de la cigogne devrait être un film où vous vous retrouverez.
C'est à cela sans doute que l'on reconnaît une œuvre d'art, à sa double dimension individuelle et collective et au fait que le message de l'auteur n'empêche en rien le spectateur de tisser ses propres interprétations.
Le film s'ouvre sur un ballet de bateaux et d'hélicoptères qui balaient la surface de l'eau à la recherche des sacrifiés de l'immigration, de ceux qui ont préféré perdre collectivement la vie quand la liberté, un rêve, leur échappait. Et une question qui reviendra dans le film comme une ritournelle : « Comment part-on ? Qui part ? Pourquoi ? » pour se terminer par une autre question, propre à la fin du XXe siècle et à notre XXIe siècle : « avec quels mots-clés pourrait-on faire revivre un rêve collectif ? », puisque le rêve communiste s'est effondré. Cette chute était prégnante au moment où le film a été réalisé, en 1990. La Yougoslavie ne se déchirait pas encore dans une guerre pour les indépendances mais on s'y attendait car les revendications avaient resurgi. Ce rêve collectif aboli nous jetait alors dans l'individualisme de la société libérale, à un état plus intense de la solitude, au silence, à la volonté du retour au quant-à-soi, à nos difficultés de construire et vivre ensemble, à la difficulté de communiquer, au refus de voir un destin commun à l'humanité et donc à la volonté de créer des barrières, des frontières, des races juste devant la fluidité de la vie, d'un fleuve, d'une infinie continuité du monde qui va au-delà des destins humains. Dans le destin, il y a un début et une fin. Des limites propres à la condition humaine.
Le pas suspendu du voyageur
Les trois mots-clés, peut-être « le fleuve, la frontière, le silence », taraudent l'esprit de celui qui est en quête d'une réponse.
D'une part, Alexandre est journaliste et enquête, à la frontière greco-yougoslave, sur ces mouvements de migration, cette foule humaine, ce collectif qui désire l'ailleurs. D'autre part, il fait la découverte du destin individuel d'un homme, ancien politique qui a disparu au moment où il s'apprêtait à faire une déclaration importante, une révélation, semble-t-il.
Le film est donc suspendu à cette interrogation, autour de l'histoire d'un homme et de celle de l'humanité.
Une suspension dans le temps : l'homme politique a écrit, avant de partir, un livre qui a reçu une reconnaissance internationale, qu'il commence par un saut en avant : « nous sommes en 1999 ». Le titre de son livre est aussi à la frontière d'un temps « Mélancolie de la fin du siècle ».Frontières
Une suspension dans l'espace, comme le soldat qui sert de passeur au journaliste au long du film et qui lui montre qu'à la frontière, il suffit de faire un pas (qu'il retient en l'air) pour que l'imaginaire humain modifie sa vision du monde : « si je fais un pas, je suis ailleurs... ou je meurs ». Car le paysage ne bouge pas, ni même le fleuve qui ne fait que transporter sur une ligne continue les hommes ou les séparer, seul l'imaginaire des hommes donne des limites dans cette immensité naturelle, à cause sans doute des propres limites de l'Homme lui-même. On a donc la sensation d'être enfermé au milieu de l'immensité, enfermés dehors. Le paysage est d'ailleurs clos par des alignements de grands arbres formant une barrière naturelle à la frontière greco-yougoslave.
Silences
Le film ne donne pas plus de réponse que l'homme qui a fui, on ne sait pas pourquoi. Le mot de la fin est une question dans son livre : « avec quels mots-clés pourrait-on faire revivre un rêve collectif ? ». Sa parole sert à rappeler seulement la transmission à l'enfant de la quête infinie de l'Homme, un gamin avec qui il vivait dans sa nouvelle vie lui demande la fin d'une histoire qu'il lui raconte souvent, où les hommes veulent quitter la terre en s'accrochant aux étoiles pour aller dans l'espace. Il ne saura jamais la fin de l'histoire, c'est à lui, l'enfant, de la donner, dit le journaliste.
Le suspens, la question, rappelle un état entre la vie et la mort. La question est aussi une fabrication artificielle de l'Homme, spécifiquement humaine, un espace imaginaire où l'Homme peut trouver une liberté de création. Mais pas de réponse, silence.
Fleuves
Pourtant les petites foules veulent se retrouver, s'agitent de part et d'autre du fleuve : on fait un mariage.
Le pope bénit un fantôme dont l'incarnation est de l'autre côté de la rivière. La frontière naturelle, elle, n'existe plus, il suffit d'imaginer son absence. Mais ce mariage fête le cloisonnement des hommes : la jeune femme se marie avec l'un des siens, « de sa race » dit-elle, ce qui rompt définitivement le lien passionnel qu'elle entretient avec le journaliste.
Les entrevues entre Alexandre et la jeune fille sont alors comme un espace imaginaire théâtralisé. Avec la présence du chœur, formé par l'équipe du tournage puis par des poseurs silencieux de fils téléphoniques, le film se replace dans une tragédie grecque.
Un soldat fait des déclarations comme un prologue du théâtre antique, il sert aussi de passeur pour Alexandre qui joue malgré lui à cache-cache avec les protagonistes, avec l'homme politique, avec sa femme, avec la jeune fille.
La beauté esthétique, presque esthétisante du film est due à sa force évocatrice : dans un décor misérable, froid, gris, humide, les personnages sont comme des petits dessins fins au crayon. Jeanne Moreau et Marcello Mastroianni sont les partenaires injoignables de ce film, leur impossibilité à se retrouver participe à un certain suspens, leur présence est forte alors qu'on les voit peu.
Jeanne MoreauMarcello Mastroianni
La poésie et l'histoire des hommes tiennent en haleine et le film ne paraît pas lent.
Il se referme sur un ballet immobile d'hommes en jaune suspendus à des poteaux reliés entre eux par les fils téléphoniques qu'ils posent. Points jaunes dans la grisaille, religieux stylites et le reporter semble chercher encore l'air hagard, suivant la caméra, qui cette fois, se déplace en franchissant les frontières.
Photos internet
Distribution :
Gregory Patrikareas (Γρηγόρης Πατρικαρέας): Alexandre, le journaliste
Marcello Mastroianni : L'homme politique disparu
Jeanne Moreau : La femme de l'homme politique
Ilias Logothetis : le soldat
Le scénario est de Theo Angelopoulos, Tonino Guerra, Petros Markaris et Thanassis Valtinos.
Directeurs de la photographie : Yorgos Arvanitis et Andréas Sinanos.
La musique d'Eleni Karaindrou :
Durée du film : 143 minutes
Date de sortie : 1991Le film existe en Dvd, mais bien sûr, ça ne donne pas les mêmes sensations que sur un grand écran...
Liens / Links
Site du réalisateur Théo Angelopoulos
Eleni Karaïndrou sur ce blog :
*E. Karaïndrou & C. Christofis : L'aria de Rosa
« Takis Le Magnétique au Palais de Tokyo à Paris * Βασιλάκης Παναγιώτης ΤάκηςStelios Petrakis à Paris * Στέλιος Πετράκης »
Tags : Theo Angelopoulos, Marcello Mastroianni
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Commentaires
Je l'ai découvert avec Le regard d'Ulysse. Je ne comprends pas les gens qui le trouvent ennuyeux, le rythme cardiaque sans agitation c'est autour de 60 battements par minute, on n'est pas obligé de le monter à 200 à chaque fois qu'on va au cinéma...
En plus dans ce film, il s'accélère sans qu'on s'en rende compte, parce qu'on est absorbé par le côté aérien du film.
Celui-là, je le veux, j'ai déjà toute une collection de DVD d'Angelopoulos que je ne me lasse pas de visionner mais jstment le Ps suspendu me manque, en plus Mastroianni et Moreau!
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J'aime beaucoup ce réalisateur qui outre ses talents d'esthète nous emporte dans des univers personnels et symboliques dans lesquels l'Histoire de la Grèce n'est jamais loin.