Angelique Ionatos & Katerina Fotinaki, concert à l’Atelier, 22 février
Deux conteuses accompagnées de leur lyre (on dit « guitare » aujourd’hui) avancent sur scène pieds nus dans de longues robes noires moirées adoucies d’un châle rouge foncé et s’assoient devant nous, pour raconter. Derrière est tendu un rideau "d’un bleu très noir" aux reflets violets. Angélique Ionatos traduit en français l’essentiel des paroles de chaque chanson avant de les interpréter, avec toujours cette tendre attention pour les auditeurs, mêlée parfois d’un peu de condescendance amusée à cause de leur ignorance du grec.
Les yeux ronds d’Angélique Ionatos, ses deux perles noires un peu lointaines, son visage blanc coiffé de boucles noires perlant autour de la tête, lui donnent un regard de fresque un peu froid, c’est la Sappho de Pompei qui s’est détachée du mur pour sortir prendre l’air dans un jardin la nuit. Il y a une douce fermeté chez elle, comme on aime souvent ces caractères qui vous donnent une bonne assise dans des draps bien chauds.
Katerina Fotinaki est grande, d'une solide stature, large d’épaules, une korè grecque sortant de l’eau, une sirène d’argent, rayonnante et sombre. Noire est sa paupière, blanc son visage, noirs ses cheveux tirés et plaqués, un sourire diffus illumine ses lèvres, son regard est dense, concentré.
Sa voix survole et frôle lorsque celle d’Angélique Ionatos résonne gravement, et lorsqu’elle chante a capella « giati pouli den kelaidis ? » -pourquoi [ne chantes-tu pas] mon oiseau ?-, elle est cristalline, tendue, elle nous entraîne pour filer entre les cimes grecques. La voix tanique d’Angelique Ionatos soutient un chant qui ressemble à une sourde plainte mais pas écorchée vive.
Cordes et vent - accordées, elles déploient toutes les textures de leur voix, toutes les couleurs de leurs cordes, on entendra aussi l’harmonica et les percussions à la guitare. Toucher net, épurer les notes, les arrondir ou leur donner des angles, cisailler.
On se laissera bercer de musiques qui enveloppent l’oreille dans un beau tissu lourd aux couleurs chaudes, damassé.
Dans le silence qui précède le début d’un morceau, on est comme suspendu, l’oreille aux aguets, prêt à laisser glisser des notes de feutre le long du pavillon.
La rigueur, celle d’une formation classique, ce cadre, l’axe qui permet de filer, tisser les notes, donnent à ces musiques ("populaires" ?) une majesté tranquille. Les musiques sont pour la plupart de Manos Hadjidakis, l’un des compositeurs grecs les plus connus, et d'Angélique Ionatos, sur les textes des poètes tels qu'Odysseas Elytis, Nikos Gatsos, ou Sappho.
Le tango mnémotechnique, explique Angélique Ionatos, est une création de Katerina Fotinaki, qui, avant de devenir chanteuse professionnelle, enseignait le grec ancien. Elle avait donc créé un morceau pour permettre à ses élèves de retenir les … anatomies paroxytales antonymies prosopicales - προσωπικες αντωνυμιες = prosopikes antonymies, en grec- , c’est-à-dire les pronoms personnels. Un tango en grec ancien, donc. Ce morceau-là est quand même destiné à nous laisser circonspect, on ne comprend rien, « Antonomachin ou prosopitruc, bah c’est pâreil ! », le morceau semble gai, donc on sourit l’air un peu bêta. Mais lorsque dans la salle il y a des hellénistes, ou même des grecs, ça peut déraper. C’est ce qui s’est produit au Triton (aux Lilas) le soir où j’ai assisté au concert. Alors que les premiers mots rebondissaient joyeusement sur les notes en passant inaperçu, que nos deux grandes professionnelles s’amusaient avec brio à l’abri d’une écoute connaisseuse, un rire a tout-à-coup éclaté, là, juste devant, juste devant la scène ! Cet éclat était d’une telle fulgurance qu’il a entraîné une avalanche de fous rires complices au premier rang. C’était un rire surpris qui a secoué d’un coup une grecque très sage et qui a percé la bulle musicale et la tension des deux artistes : Katerina Fotinaki et Angélique Ionatos se sont alors piquées du regard, comme deux fillettes découvertes en flagrant délit à faire des bêtises ! Elles ont gratté leur guitare, accélérant pour fuir, mais ont été rattrapées par ce rire, qui a pris d’assaut les deux forteresses, comme on éternue frôlé par le vent. Elles cherchaient à se contrôler. Cela n’a pas arrangé les choses. La salle a suivi sans tout à fait comprendre, mais il suffisait d’imaginer simplement que l’on récitait des pronoms personnels sur un tango, « den ehi klediki ! » pour conclure le pas de danse.
Le lendemain du concert, j’émergeais du rêve avec une voix qui me soufflait que la plénitude que j’allais ressentir au réveil serait due aux ondes dionysiennes diffusées la veille. Et j’ai souri en ouvrant les yeux.
Liens/ Links :
Site d'Angélique Ionatos
Théâtre de l'Atelier (Paris 18e)
Un extrait (Xenitemeno mou pouli)
Une interview de mondomix.com
Dates des prochains concerts en France
Angelique Ionatos : quelques albums à écouter en ligne
Et sur ce blog :
Agenda des concerts
Concert à Naxos
Avec Cesar Stroscio
A. Ionatos chante Odysseas Elytis :
Η νεφέλη * La Nuée
Τα τζιτζίκια * les Cigales