Pas plus tard qu’hier, en lisant Autoportraits d’Odysseas Elytis, j’ai trouvé un passage sur la grécité que je vous livre. C’est la deuxième fois qu’à travers Fata Morgana (la maison d’édition - la fata morgana est aussi le nom donné aux mirages qui apparaissent en mer) j’entrevois la notion de grécité qui m’intrigue. Je l’entends comme une question. Une question sur l’histoire (quelle est la continuité entre la Grèce antique et celle d’aujourd’hui ?). La première fois que j’étais en Grèce, j’étais adolescente, et tout me semblait épars : les ruines, les mythes, les grecs modernes. Souvent, lorsqu’on va en Grèce la première fois, on cherche les traces de l’histoire, le nez collé aux livres. On se rue sur les ruines, on court après toutes les empreintes physiques de ces dieux et de ces héros dont on a lu les aventures, on veut entendre parler Socrate… et on trouve la Grèce, c’est-à-dire quelque chose dans l’air qui semble appartenir au non-dit, il faut du temps pour le percevoir. Quand j’ai lu le passage qui suit (comme en lisant Y. Ritsos) j’ai eu l’impression de sentir un peu ce que j’avais ressenti lorsque j'étais allée la deuxième fois en Grèce, à l’âge adulte : le non-dit lié à une évidence. La simplicité est l’aboutissement de toute construction humaine, alors que l’on croit souvent qu’elle est le début de quelque chose.
Je me souviens du portrait du touriste occidental, un américain joué par Jules Dassin dans son film Jamais le dimanche (Ποτέ την κυριακή), choqué par les propos d’une prostituée grecque (Mélina Mercouri) apparemment imperméable aux philosophes et ne semblant pas comprendre les tragédiens. La grécité était perdue selon cet occidental laborieux, très soucieux d’authenticité et de fidélité aux origines. Il lui donnait des leçons sur cette culture qu’il croyait noyée dans la Grèce contemporaine, et à jamais perdue. En fait, cette prostituée tutoyait quotidiennement les philosophes, sans pose, sans gravité apparente, sans prétention surtout, et peut-être sans le savoir.
Les auteurs grecs contemporains ont recherché une définition de la grécité surtout quand il s’est agi de la défendre contre les nationalistes racistes qui se sont appropriés la « pureté » pour discriminer, pour aboyer, mordre et tuer.
Tout comme Yannis Ritsos dans son long poème « Grécité », Odysseas Elytis dévoile en partie ici sa permanence.
Aux yeux de beaucoup, mon attachement à la grécité d’une part et à un mouvement moderne révolutionnaire d’autre part semblait relever d’une contradiction. Mais au fond il n’en était rien. Notre réflexion à ce sujet reçut une aide inattendue du fait qu’au moment même – ainsi que je l’ai expliqué ailleurs – où nous cherchions à définir le véritable contour du visage de la Grèce, en le débarrassant des altérations apportées par la Renaissance, ce furent les héritiers même de cette Renaissance qui en ont dévoyé le message culturel. Nous pûmes ainsi mieux voir ce qu’était notre véritable identité. Voilà ce qu’il faut bien comprendre. Ce que nous admirons dans l’art grec à son apogée, ce n’est pas ce qui fut ensuite copié par les occidentaux avec les colonnes et les métopes de leurs palais royaux. C’est au contraire exclusivement dans la culture populaire que s’est maintenue et qu’a duré la grécité, en tant que manière de voir et de faire les choses. Je veux dire par là que la cour d’une maison avec ses escaliers de pierre, ses murs blanchis à la chaux et ses géraniums dans un seau en fer blanc, ou encore le jardin d’un monastère avec son puits, ses cellules et ses arcades, sont beaucoup plus proches de l’esprit qui a engendré les statues des Apollons et des Victoires ou les icônes des Madones et des Saints, que celui qui animait les scènes pastorales ou les roses angelots des Maîtres de la Renaissance. |
Extrait d’Autoportrait en langue parlée in Autoportraits, Fata Morgana, 2002, traduit dans ce passage par Béatrice Stellio-Connolly, p.48-49. Le texte original daterait de 1980 (ce n’est pas indiqué dans mon exemplaire). |
Voir aussi sur ce blog : Y. Ritsos : Ne pleure pas sur la Grèce *Τη ρωμιοσύνη μην την κλαις
Yannis Ritsos : Grécité * Ρωμιοσύνη -Romiosini (extrait)
> Suite de la rubrique Elytis de ce blog >>Les chats de Baudelaire à Odysseas Elytis