• Le retour *Coming back

     

    Quand je prends le bateau à Igoumenitsa, ce n’est pas pour revenir de mon voyage en Grèce, c’est parce que j’aime prendre le bateau.

    Mais je ne ressens pas cette croisière comme à l’aller.

    L’aller c’est un élan :  φεύγω! Je vais changer de vie pendant un mois. J’ai la chance d’avoir tout ce temps. Je rencontre des gens sur le bateau avec qui je discute. Une sorte d’euphorie me saisit, le bateau quitte le quai, je vole au-dessus de la mer. Une traînée d’écume s’effiloche comme le foulard des adieux.

     

    Le retour est une tragédie.

    Ne riez pas.

    Je m’en veux de ne pas contrôler cette douleur. J’essaie toujours de me convaincre que je me trompe, que jamais je ne pourrais vivre en Grèce. Je régresse malgré les injonctions que je m’adresse : c’est une illusion, j’étais en vacances, j’étais une touriste.

    Chaque année, la veille du départ, il me pousse des racines plus solides qui retiennent mes pas. La première année, j’ai eu une entorse, légère. L’année dernière, j’ai perdu mon appareil photo. Tous les ans, j’ai une crise de larmes sur le quai et la désagréable sensation d’une bouillabaisse de l’entre-deux. Cette année, j’ai été prise de vomissements, la nuit suivante, j’ai fait une insomnie. Quand je me suis endormie, j’ai fait un cauchemar : une française me demandait son chemin en Grèce. Je me retournais pour le lui indiquer mais elle était invisible, je ne la trouvais pas, et brusquement le visage blanc ectoplasmique d’une autre femme –elle était grecque- apparaissait en grimaçant, pleurant mon départ en hurlant, un peu comme si je mourrais sous ses yeux impuissants. Je me suis réveillée imprégnée de terreur et de tristesse.

    J’ai essayé de rationaliser, de me moquer : quel inconscient prétentieux, refaire le mythe d’Orphée !
                       
          

    When I take the boat in Igoumenitsa, it’s not to come back from my trip in Greece, it’s because I like to take the boat.

    But I don’t feel the same during this cruise as during the coming.

    The coming is a jump:  φεύγω! I will change my life during one month. I am lucky to have all this time. I meet people on the boat with whom I am talking. A sort of euphoria takes me, the boat leaves the wharf, I fly over the sea. A trail of meerschaum ravels out like the goodbyes’ scarf.

     

    The coming back is a tragedy.

    Don’t laugh.

    I feel guilty not to find the way to control this pain.

    I always try to convince myself that I am wrong, that I could never live in Greece. I regress in spite of the orders I give to myself: it’s an illusion, I was on holidays, I was a tourist.

    Every year, the day before the departure, roots are growing in me more solidly, that prevent my steps from going away. The first year, I twisted my foot, lightly. Last year, I lost my camera. Every year, I burst into tears on the wharf with the unpleasant sensation of a between the two bouillabaisse.

    This year, I vomited, the following night, I had an insomnia. When I went back to sleep, I had a nightmare : a french woman was asking me her way in Greece. I turned face to her to help her but coulnd’t find her, she was invisible, and suddenly, the ectoplasmic white face of an other woman –she was Greek- appeared grimacing, crying about my departure in shouts, as if I was dying under her unpowerfull eyes. I woke up full of terror and sadness.

    I tried to rationalize this, to laugh at it : how pretentious is my inconscient to play back the myth of Orpheus !

     

    Ensuite commence le travail de réadaptation. Il faut d’abord se bercer d’illusions : j’habite la France, 6e puissance mondiale !!

    Mais ça ne marche pas, ça ne va pas jusqu’au cœur, ça descend directement jusqu’à l’estomac pour remonter avec le dégoût : je ne vis pas pour être la première quelque part ou pour vivre avec les premiers. Je l’ai fait, j’ai déjà été première, j’ai déjà vécu avec les premiers. C’est vain. C’est provisoire. Ça s’oublie vite. C’est du susucre à sa mémère. Avant l’au-delà, les premiers sont déjà les derniers, esclaves de leur place.

    J’ai besoin du parfum enveloppant des figuiers et des daphnés, de l’odeur savonneuse des pins, de cet air doux qui caresse, du soleil. J’ai besoin du regard droit des Grecs, sans faux-semblants (sauf celui des bourgeois peut-être, qui, de loin, ressemblent beaucoup aux Parisiens). Entendre leur langue douce et percutante. J’ai besoin de bouzouki, d’un peu d’Orient dans ma tasse de café.

    J’ai besoin des montagnes qui plongent dans la mer, des vues panoramiques, de ce regard entier sur le monde, sans fordisme intellectuel, sans spécialisation.

    J’ai besoin d’inhaler les embruns, voir les flots frapper la roche inlassablement. Un ciel pur, vraiment bleu, des paroles nettes, sans ambiguïté, j’ai besoin d’honnêteté. Et d’un peu de mystère aussi… J’ai besoin de sentir qu’il y a une solution à tous les problèmes, avec enthousiasme, et non comme si c’était une menace de mort –à Paris un problème devient une menace de mort-, la chercher cette solution, et si ma foi, on n’en trouve pas, tant pis ! D’un geste qui s’en remet à Dieu.

    Sentir que l’entraide, c’est normal, quotidien, une gentillesse comme innée, sentir que l’intérêt pour l’autre n’est ni forcé, ni une vertu exceptionnelle. J’ai besoin de générosité. La confiance et non la défiance systématique. La motivation et non la compétition.

    Bien sûr, il arrive que les Grecs soient méfiants. Les Noirs et les Slaves sentent un blocage quand ils se posent et deviennent le voisin. Mais ça passe, le naturel altruiste reprend le dessus. La Grèce a toujours été une terre de passage, de brassages entre l’Orient et l’Occident. Et puis, il n’y a pas d’esprit de bande, de gang comme en France.

       

    Then begins the work of readjustment. It needs first to delude oneself : I live in France, the 6th power of the world !!

    But it doesn’t work, it doesn’t go to the heart, it goes directly down to the stomach and comes back up with disgust : I don’t live to be the first somewhere or to live with the leaders. I have already lived that, I have already been the first, I have already lived with the leaders. It’s vain. It’s temporary. You forget it fast. It’s sugar for dogs. Before being in the next world, the first are already the last, they are slave to their position.

    I need the perfume of the fig tree and of the daphnes closing in on me, the soap odour of the pines, the sweet caressing air, the sun. I need the straight look of the Greeks, without feint (except the bourgeois, perhaps, who, from a certain distance, look like parisians). Listening to their sweet and percussive language. I need bouzouki, a little of Orient in my cup of coffee.

    I need mountains diving into the sea, panoramas, the entire look on the world, without intellectual fordism, without specialization.

    I need to inhale the spindrifts, to see the flows hitting the rocks untiringly. A pure sky, really blue, clear words, without ambiguity, I need honesty. And a little of mystery too... I need to feel that there is a solution to all problems, with enthousiasm, and not as if it was a threaten of death –in Paris a problem becomes a threaten of death-, find the solution, and if, oh god, we don’t find it, never mind ! with a wave that relies to God.

    Feeling mutual aid, it’s normal, daily, an inborn kindness, feeling that interest for the other one is nor forced, nor an exceptional virtue. I need generosity. Trust and not systematic mistrust. Motivation and not competition.

    Of course, sometimes Greeks are suspicious. Black and slave people feel a block when they settle down and become the neighbour. But it doesn’t last, the natural altruism gets over it. Greece has always been a land of passage, of melting Eastern and Western. And there is no spirit of gangs, like in France.

    L’arrivée à Venise est une transition réconfortante et colorée avant Paris.
    The arrival in Venice is a sort of comforting and coloured transition before being back to Paris.

     

    Sur le bateau je me donne des raisons de revenir : Paris, la place Dauphine, le parfum des feuilles mortes en septembre.

    Mais c’est fini ça !

    Les fantômes des ancêtres qui ont bercé mon enfance ont disparu, ils ont fui, et leurs enfants ont cédé. Pour pouvoir garder leur place, conserver leur confort. C’est devenu rare d’entendre un autre discours que le discours dominant.

    En Grèce, mon niveau de langue ne me permet pas de comprendre ceux qui dirigent et lorsque l’on m’explique en Anglais, je comprends que la pression sur les classes moyennes et pauvres est moins violente qu’en France. La parole semble moins fardée, la démocratie plus réelle contrairement aux apparences. C’est une impression, je sais. A Paris, c’est la technique du maquillage qui compte. On maquille lourdement, avec plusieurs couches. Ça forme un masque rigide.

    Dans la rue, le jour de mon retour à Paris, j’avais si bien réussi à oublier la mentalité parisienne que je souriais dans la rue. J'ai bien failli me faire mordre. Comme si un sourire était une violence. Les gens sont malheureux à Paris. Et plus ils font semblant d’être heureux, plus ils sont malheureux. Le décor est beau, mais les cafards grouillent le long des murs. Le ciel est blanc. On ne s’échappe pas.
       

    On the boat I give myself reasons to come back : Paris, Dauphine’s square, the perfume of dead leaves in september.

    But all of that is finished !

    The ghosts of the ancestors who have rocked my childhood have disappeared, they ran away and their children have given up. To keep their position, to keep their comfort. It has become rare to hear other speech than the dominating speech.

    In Greece, my level in Greek don’t permit me to understand the leaders and when someone explains to me the situation in english, I understand that the pressure on the middle and the low class is not such violent as it is in France. The words seem to be less hidden, the democracy more real despite the appearences. It’s an impression, I know. In Paris, it’s the make up technic which counts. It’s a heavy make up, with several coats. It makes a stiff mask.

    In the streets, the day when I was back in Paris, I had managed to forget parisians mentality so well that I smiled in the streets. I was about to be bitten. As if a smile was a violence to some. People are unhappy in Paris. And the more they do as if they were happy, the more they are unhappy. The scenery is beautiful, but the cockroaches are running along the walls. The sky is white. You can’t escape.

    Le métro grec est payant contrairement aux apparences, les composteurs sont discrètement surveillés. Pas de barrières métalliques automatiques pour vous couper un bras ou une jambe si vous ne payez pas ou pour vous gifler si vous ne passez pas assez rapidement, comme on a la « chance » d’avoir à Paris.

    The Greek metro (subway) is not free, despite the appearences, the ticket punchers are discretly controlled. No automatic metallic gate to cut an arm or a leg if ever you don’t pay, or to slam your face if ever you are not quick enough passing through the gate, that we are “so lucky” to have in Paris.
     
     

    Il faut aussi que je m’adapte au bruit assourdissant. Pourtant, j’aime le bruit des villes, cet orchestre, c’est ce qui me fait oublier le minéral et l’herbe qui me manque.

    Il faut que je m’habitue aux puanteurs, à tousser, à croiser des visages maladifs.

    J’aurai pour me redonner des couleurs à l’âme les théâtres, les cinémas, les musées et les bibliothèques. Mais dis donc, c’est de plus en plus cher…

    Je vais réapprendre à mordre, à survivre dans la jungle d’asphalte et de béton. Ce sera dur, à nouveau, de communiquer, de se déplacer, de se faire entendre, d’éviter la publicité partout sur les murs, à la radio, au téléphone, de s’obliger tous les jours à avoir un geste et de l’amour pour son Entreprise. Il va falloir à nouveau renoncer à vouloir améliorer cette Entreprise puisqu’elle est trop grosse, elle ne veut pas entendre. Avancer avec des œillères.

    Je ne travaille pas dans la routine. La routine est impossible dans mon métier. J’aime beaucoup ce métier mais la violence y est permanente, avec de rares possibilités de prendre du recul, au calme.

    Ce n’est pas aussi violent en Grèce. La civilisation y perdure.

    Je vais donc prendre un masque à oxygène, garder contact, grâce aux livres, à la musique et à Internet, avec la Grèce.

    Je prépare lentement le jour où j’y resterai.

       

    I have to adapt too to the deafening noise. Though, I like the noise of the city, this orchestra, it makes me forget the mineral and the grass I miss.

    I have to get used to the stinck, to caugh, to cross ill faces.

    I will have, to paint my mind and my mood, the theaters, the cinemas, the museums and the libraries. But, eh, it costs more and more money...

    I will learn again how to bite, how to survive in a jungle made of asphalt and concrete. It will be hard, again, to communicate, to move, to make oneself heard, to avoid commercials on the walls, on the radio, on the phone, to oblige oneself to love and give to the Enterprise everyday. It needs to forget again that you can’t improve the Enterpise because it’s too big, too fat, it doesn’t want to listen. Walking with blinkers.

    I don’t have a boring job. Routine is impossible in my job. I like it very much but violence is permanent, with rare possibilities to take a distance with things, quietly.

    It’s not as violent as here in Greece. Civilization is still going on in this country.

     

    So, I will take my oxygen mask, keep in contact, thanks to the books, to the music and to internet, with Greece.

    I am preparing the day when I will stay there.
     
     
    Alkinoos Ioannidis :  Ο δρόμος σου είσαι εσύ
    (O dromos sou ise esi, Your road is yourself)

    video de credibilis

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    Les photos de cet article sont les miennes.
    Commentaires et critiques sont bienvenus.
        The photographs of this article are mine.
    Critics and comments are welcome.
                                                       

     

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 23 Août 2009 à 00:03
    annie
    what a beautiful, beautiful thing you wrote. Because of the distance and the different culture, you have the priviledge to see Greece from a fresh perspective, appreciating it for everything good that there is in this country. I am glad to be able to see things anew with you, like that. Makes me appreciate what I've got and dismiss the negativity. I will be leaving comments as I read along :) take care! a.
    2
    Lundi 24 Août 2009 à 11:43
    Dornac
    Ευχαριστώ. 
    The "lost Paradise" is always in our hands in fact. Not quite lost. It's just a question of look. But it's true that Greeks are welcoming people very well. You, for instance ;).
    It has become an art thanks to the Greek tradition.
    3
    Dimanche 4 Octobre 2009 à 01:47
    christine
    une heure du matin je suis en Grèce et je respire les parfums et l'atmosphère que tu as su si bien recréer le site en est imprégnè
    bonne nuit
    4
    Mardi 6 Octobre 2009 à 19:15
    Dornac
    Oh merciii... c'est gentil.
    5
    Dimanche 14 Juillet 2013 à 12:16
    Frédérica06

    Je découvre aujourd'hui votre blog que je reprends depuis le début. Ce billet là j'aurai pu l'écrire (si j'avais eu votre talent). Je ressens exactement la même tragédie à chaque retour de la Grèce même si j'ai, moi, la chance d'habiter à Nice. Merci de ce bog, je suis à 14 jours de mon 9° été grec et je me régale déjà chez vous !

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