-
Les Pâtres du désordres de Nikos Papatakis (1967) * Οι Βοσκοι
Un film magnifique, portrait anthropologique et tragique d'une société.
Le film de Nikos Papatakis, Les Pâtres du désordre, est un récit dense centré sur un personnage atypique, Thanos (George Dialegmenos) humilié par les villageois et qui connaîtra une brève histoire d'amour avec Despina (Olga Karlatos), la fille de son ancien patron, riche propriétaire de champs de tabac. Les réactions grégaires des villageois vont envenimer la situation, provoquer la fuite des amants pour précipiter leur destin tragique. Cependant, nombreuses sont les scènes comiques où sont tournés en dérision les travers de l'humanité.
Dans ce village grec qui semble étriqué et éloigné de tout (et qui rappelle celui de Zorba le Grec de M. Cacoyannis, 1964), les échanges ne sont pas qu'universels et intemporels : on fait allusion à la guerre civile, au début d'une mondialisation culturelle susceptible d'éradiquer les traditions et à l'arrivée de la Junte.Tous les personnages sont décrits d'un trait saisissant : on les reconnaît, on retrouve les codes sociaux absurdes qui les fondent et le rôle de la foule, de la masse incarnée par les villageois.
Claude Levy-Strauss aurait vu le film et considéré qu'il s'agissait d'un « parfait traité d'ethnologie », il soulignait sa dimension mythologique et tragique. En effet, les rituels et le mysticisme sont très présents dans le film, la relation aux dieux (aux superstitions païennes) comme à Dieu, les vieilles croyances qui accablent certaines familles, comme celle de Thanos ainsi que la notion de victime expiatoire pour la survie du groupe, l'humiliation d'un seul homme par tous, thème cher à Papatakis qui en avait fait l'expérience personnelle à cause de sa naissance greco-éthiopienne.Georges Dialegmenos dans le rôle de Thanos.
Un plan à la Pasolini.
On voit aussi les réflexes de repli sur soi d'une micro-société qui craint l'invasion européenne (l'Europe avait notamment imposé des rois aux Grecs, la guerre froide avait envenimé la guerre civile en Grèce) : « Thanos est dangereux, il connaît des trucs européens ». Papatakis décortique la société patriarcale et la colonisation américaine symbolisée, aux yeux des villageois, par la radio que possède Thanos.
Karavidas (Dimos Starenios) et Vlachopoulos, le père de Despina (Tzavalas Karousos)
Aucun personnage n'est épargné : les femmes font des crises d'hystérie, elles obéissent servilement, les hommes sont lâches, triviaux, eux aussi obéissants. Cependant le personnage de Katina, la mère héroïque et flamboyante de Thanos (Elli Xanthaki) – un peu à la Magnani avec Ettore dans Mama Roma de Pasolini – est beaucoup plus subversif et libre. Elle ose transgresser les rôles attribués à son sexe et à sa classe sociale, elle mène son monde comme son âne sur lequel elle trône, elle défend à toute force son fils contre tous.Katina (Elli Xanthaki)
Katina est aidée par un autre personnage: Charalambos (Yannis Argyris), qui joue un peu le rôle d'un Tirésias pour calmer la hargne meurtrière des villageois et extra lucide quand ils semblent rester éternellement dans l'obscurité et l'obscurantisme. Plus tard, il annonce furtivement (on l'entend à peine) les étapes qui scellent la tragédie.
Charalambos est un personnage ambigu mais il vient sauver provisoirement la famille de Thanos en se servant des superstitions villageoises : une scène très drôle le montre en conteur-oracle digne d'Homère où il improvise une mise en scène dans laquelle il fait jouer Katina.
Despina (Olga Karlatos) et son père (Tzavalas Karousos)
À la délicatesse de Despina s'oppose la brutalité de son riche père orgueilleux, arrogant et méprisant à l'égard de ses employés. Quant à l'ami et rival de Thanos, Yankos (Lambros Tsangas), il est tiraillé entre l'obéissance à son père (Karavidas) et ses rêves, mais reste mu par la malhonnêteté et le conformisme. Thanos quant à lui rêve d'aller en Australie, il veut quitter un pays où il est haï par les autres, à cause d'une malédiction et parce qu'il a connu l'exil en Allemagne. Thanos, un peu à l'image de la Grèce entière – ni totalement orientale ni totalement occidentale, ni totalement mondialisée ni totalement traditionnelle –, ne peut rentrer dans un moule. La relation entre les deux amants est un jeu constant de marivaudage et de sado-masochisme.
Despina (Olga Karlatos) et Thanos (George Dialegmenos)
Le jeu érotique entre les deux amants est initié par Despina qui veut aider Thanos en lui offrant son collier de fiançailles. Comme Thanos ne répond pas (il pourrait être pris pour un voleur), Despina bascule et humilie celui qui refuse une soumission à sa «générosité». Puis les rôles s'inversent et finalement le couple fuit le village. Quand les pères s'en aperçoivent, une course-poursuite s'engage dans la nuit noire.
Despina (Olga Karlatos)
La richesse de ce film ne tient pas seulement à son contenu mais aussi à la mise en scène, à la poésie de certaines scènes, au jeu des acteurs, à la photographie (Jean Boffety et Christian Guillomet) – Le noir et blanc est d'une très belle précision, la lumière et les cadres sont magnifiques-, à une musique contemporaine étrange et presque primale (Pierre Barbaud, orchestre de musique contemporaine dirigé par K. Simonovic), au rythme de la narration qui ne laisse pas de repos, aux multiples clins d’œil, aux signifiances, aux métaphores, au contraste entre les personnages et à leurs contradictions.
Nikos Papatakis tournait ce film au moment où la dictature de la Junte prenait le pouvoir. On entend d'ailleurs dans le film la radio clamer la victoire du coup d'État avec les métaphores ridicules utilisées alors (comme le mildiou dans «Z» de Costa Gavras) : «La Grèce est sur la table d'opération (...)»
Le film a donc été achevé dans la clandestinité. Il n'est sorti en Grèce qu'en 1974 alors qu'on le voyait déjà en France en 1968. Il a été mieux accepté par la critique que le premier film de Nikos Papatakis, Les Abysses, adaptation à l'écran des Bonnes de Genet, en compétition au Festival de Cannes de 1963.
Les Pâtres du désordre est un véritable chef d’œuvre qui n'a pas reçu de prix mais une nomination au grand prix de la Mostra de Venise en 1967, le lion d'or a été attribué à un autre chef d’œuvre : Belle de jour de Luis Buñuel.
Un extrait du début du film (type «bande-annonce») fort et très laconique :
Vidéo : Η Χαμένη Λεωφόρος του Ελληνικού Σινεμά
Le film existe en DVD.
Un documentaire (47') de Timon Koulmasis sur Nikos Papatakis, Πορτρέτο Ενός Ελεύθερου Σκοπευτή - Portrait d'un franc-tireur (2009) où le cinéaste retrace une partie de sa vie et de ses engagements (en français sous-titré en grec):
Une interview (4') du cinéaste grec Yorgos Lanthimos qui parle de son film préféré. On ne s'en étonne pas car la subversivité, l'analyse des sociétés humaines et la moquerie de Papatakis vis-à-vis des codes sociaux se retrouvent chez Lanthimos (avec un extrait du film) :
Liens / Links
En anglais : The Shepherds of Disorder / The Shepherds of Calamity / Thanos and Despina (US)
Article en hommage à Nikos Papatakis (tvxs, 2014, en grec)
Le cinéma avec Freud : Oi Voski (en grec)Nikos Papatakis, poète anarchiste (en grec sur tainiothiki.gr)
Les rubriques de ce blog visibles sur ordinateur ne le sont pas sur le téléphone mobile, les voici donc retranscrites ici:
Explorer
Auteurs grecs * Authors
Auteurs grecs * Authors
Musique *** +150 articles
Art
Promenades
- Acropoles, forteresses et monastères
- Sites mythiques, sites mystiques
- La mer * Η Θάλασσα
- Vertiges en montagne * το βουνό
- Les lacs
- Villes et villages
- Grande Grèce
Rechercher sur ce blog :
Click for search on this bloget plus ...
- Tragonews
- Fenêtre sur l'Histoire
- Les guérisseurs
- Un peu de... dans ce monde de brutes
- How Greece caught me
Recevoir une ALERTE de publication :
NewsletterContact :
Message, cliquez ce lien / Leave a private message here on this link« Manu Chao dans la bouillante Athènes * Ti.po.taYannis Ritsos : Symphonie du Printemps - XIV * Εαρινή Συμφωνία XIV »
Tags : Cinéma grec, Les Pâtres du désordre, Thanos and Despina, The Shepherd of disorder, Nikos Papatakis, Olga Karlatos, Greek cinema
-
Commentaires
À pirate du désordre :
J'ai essayé de répondre à vos messages envoyés par "contact" mais votre adresse mail n'existe pas apparemment, je me permets donc de vous répondre ici :
J'approuve vos commentaires sur mon blog et je souhaite sincèrement les voir plus souvent.
Pour les liens classés "phishing", c'est plus par sécurité que j'ai informé les lecteurs, et moi-même, je n'y accède pas si c'est "dangereux", je ne suis pas assez calée en informatique pour être sereine avec des liens qui déclenchent des alertes.Je sais bien que les plus pirates sont ceux qui passent leur temps à déclencher dans votre ordinateur des "mises à jour" diverses... c'est déjà très pénible, je préfère me préserver de tout le reste.
Merci pour vos messages intéressants et vos liens même si ça terrorise mon ordinateur.Bien à vous.... NB (09/12): et merci beaucoup pour Djam, c'est un très beau film.
Ajouter un commentaire
Je n'ai pas pu vérifier si les liens étaient encore valides, mais le film est là, en excellente qualité.
Merci pour ces liens. Je ne les ai pas vérifiés non plus. Pour la qualité des DVD je peux l'assurer puisque j'ai vu le film en DVD.
Avez-vous vu le film ? qu'en avez-vous pensé?
NB- après vérification, ne pas cliquer sur le premier lien de la page du blog que vous citez : phishing. Du coup, je n'ai pas essayé les autres.
Je pense que certains magasins vendent le DVD à l'unité (sans être obligé de passer par l'achat du coffret intégral de Papatakis).