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The Lobster, un film de Yorgos Lanthimos * Ο αστακός
Vous n'êtes pas en couple ? Ne me dites pas que vous n'êtes en couple le jour de la saint Valentin !
Un diagnostic de cette gravité nécessite de suivre une ordonnance : replongez-vous dans la bisque du homard de Yorgos Lanthimos, dans la rouille des pays du nord, dans un film gris où les ombres saignent silencieusement.Le cinéaste Yorgos Lanthimos aime moquer les règles arbitraires et impératives : il pousse donc les principes jusqu'à l'absurde. C'est drôle et horrible. L'ambiance rappelle les films de Pasolini, de Buñuel pour les personnages ampoulés de l'élite, les univers malsains des ouvrages dystopiques d'Orwell, de Bradbury, d'Huxley, les situations sans issues créées par la folie des grandeurs des tyrans, celles de La caisse (Το κιβώτιο - To kivotio) d'Aris Alexandrou (Άρης Αλεξάνδρου). L'auteur décompose l'humain comme un anthropologue qui s'intéresse aux mythologies et au fonctionnement des groupes, des sociétés humaines.
Dans Canines (Κυνόδοντας, 2009), le milieu familial était le lieu d'exercice de la tyrannie paternelle. La réalité des membres de la famille était construite de manière presque inversée par rapport aux repères sociaux que nous connaissons, jusqu'au vocabulaire utilisé qui isolait totalement cette famille du monde. Ici, on retrouve l'ordonnancement de la vie intime par un tiers, l'État. Les gags y sont encore plus nombreux que dans Canines.
Dans une campagne hivernale, une femme sur la route s'arrête brutalement et va, avec rage, tuer un âne. Elle agit et lui parle comme s'il était un ancien amant.
Non, ce n'est pas un remake de Max mon amour façon grecque.
Le cinéaste a l'habitude de cuisiner des animaux, étranges comme ceux des mystérieux fonds marins et de se décarcasser pour dépecer les bêtes en armes, comme le homard, le homard avec ses deux gants de boxes en forme de pince.
On entre dans un hôtel et plusieurs personnages viennent s'y inscrire comme dans une prison : ils laissent leurs affaires et choisissent dans quel animal ils souhaiteraient être réincarnés. En effet, ce meilleur des mondes n'accepte pas les célibataires qui doivent sortir du célibat en 45 jours dans cet hôtel où ils sont tous réunis : soit ils trouvent quelqu'un, soit ils sont transformés en animal.Notre héros, David (Colin Farrel), vient d'apprendre que sa femme le quitte. David est un homme gentil, effacé, il veut se réincarner en homard, cet animal hideux, qui paraît fort, solide, qui « vit plus de cent ans » comme il dit, qui se reproduit longtemps, souvent, et dont le squelette est apparent avant la chair. Chair tendre quand on en mange. Chair froide, chair triste dans ce film. En attendant de trouver son binôme, une femme de chambre (Ariane Labed) vient soulager sexuellement les prisonniers, par hygiène car les pensionnaires n'ont pas le droit à la masturbation, activité solitaire.
Si l’État dicte de manière autoritaire la conduite à tenir en amour, cela devient « une affaire », chacun devient le petit soldat obéissant à ces règles. Le film est réaliste pour la dénonciation de ces règles qui opèrent effectivement dans nos sociétés de façon implicite à travers les medias (Télé-réalité, publicité, etc.).
Le spectateur s'interroge sur la possibilité de vivre un amour sincère, naturel, dans un univers artificiel qui oblige l'intime à se mouler aux règles collectives, la réponse de cette société est toute trouvée : il faut que dans le couple il y ait au moins un point commun. Lanthimos suit ici encore une logique réelle sous-jacente à nos mondes, à la reproduction sociale, aux rencontres amoureuses dans les mêmes milieux, ou aux rencontres liées à des raisons – soi-disant «scientifiquement admises» – de ressemblance physique ou morale. On oublie ainsi que l'amour est « enfant de bohème, qui n'a jamais jamais connu de loi ».
Du coup, certains trichent, pour se trouver des points communs avec ceux qu'ils désirent. Les situations deviennent burlesques, donnant une image inaliénable de l'homme : c'est parce qu'il tord les règles qu'il se donne qu'il est encore vivant. Et pourtant c'est aussi par conformisme qu'il le fait, tricher est une expression du conformisme ici, c'est pour se mettre en règle.Les célibataires vont se retrouver au cours de petites soirées ennuyeuses, avec un bal à la Kaurismaki - sexe fade, et sexe barbare avec des sorties pour aller à la chasse aux solitaires évadés dans une forêt. Cette chasse à l'homme cruelle se déroule sur une douce musique de chambre, ce qui en amplifie l'horreur. Dans ce dernier cercle de la mort, le butin de chasse est comptabilisé, chaque victime rapportée permet d'obtenir des jours de sursis avant la transformation en animal. Le sacrifice des marginaux permet la survie des individus dans le groupe.
Ainsi, une célibataire endurcie et sans cœur (Angeliki Papoulia) va tomber dans la folie meurtrière pour avoir des jours à rallonge. Notre gentil David, dont les 45 jours arrivent à échéance, cherche d'urgence à se caser, c'est donc sur elle qu'il ne reste plus qu'à jeter son dévolu. Comme Zeus se métamorphosait pour séduire, David se trouve un point commun avec « l'acarde » (ακαρδία) : lui aussi est cruel. Du moins c'est ce qu'il essaie de faire croire. Ça marche le temps de quelques péripéties « canines », mais sa forfaiture est rapidement découverte.
Il doit s'échapper et rejoint la tribu des célibataires endurcis qu'il pourchassait jusqu'à présent. Cette tribu vit dans la forêt, elle est dirigée par une femme au visage angélique (Léa Seydoux). Seulement voilà, changement de main, changement de vilain : une autre tyrannie est imposée au petit groupe, chacun doit rester célibataire, il est interdit d'être en couple. La punition infligée aux amants découverts est la mutilation.C'est dans ce cadre que le gentil David, anticonformiste malgré lui, incarnation des paradoxes humains – et on sait que l'amour est le lieu ultime des paradoxes – va tomber amoureux d'une solitaire du groupe (Rachel Weisz).
Ils vont être découverts mais n'ont pas le même châtiment. Or, pour s'enfuir et retourner vers le monde des couples obligatoires, il leur faut absolument un point commun. David fera-t-il le sacrifice nécessaire ?
Le générique de fin se déroule sur la chanson Τι είν' αυτό που το λένε αγάπη; (Qu'est-ce qu'on appelle amour?) de Yannis Fermanoglou (paroles) et Takis Morakis (musique).
The Lobster de Yorgos Lanthimos, 2015
Colin Farrell : David
Rachel Weisz : Emma, la femme myope
Ariane Labed : la domestique
Léa Seydoux : la chef des solitaires
Angeliki Papoulia : La femme cruelle
Ben Wishaw : le boiteuxLe film est en anglais. La production européenne comprend Le Royaume-Uni, la Grèce, la France, les Pays-Bas et l'Irlande.
Aujourd'hui, le film est encore diffusé dans les salles parisiennes de L'Entrepot (Paris 14e), La Clef (Paris 5e), L'Archipel (Paris 10e), et au cinéma Langlois de Franconville. Il est diffusé aussi à Strasbourg à l'Odyssée.
Bande annonce :
Prix du jury à Cannes 2015
Liens/ Links
Yorgos Lanthimos (wikipedia)
The Lobster (wikipedia)
The Lobster, Fiche technique Imdb
The Lobster au festival de Cannes (site)
Conférence de presse à Cannes (vidéo)
Interview de l'équipe (en anglais) par BFI
Articles divers :
Grèce à l'ouest
Le Monde
Télérama
Libération
L'ExpressLa caisse, d'Aris Alexandrou
Articles concernant les «études» sur l'amour et la ressemblance :
Qui se ressemble, s'assemble
Les opposés s'attirent-ils?« Okeanews et Greek crisis fondent un nouveau site d'actualités en ligneLe monastère de Saint-Jean-le-théologien à Patmos »
Tags : Cinéma grec, Yorgos Lanthimos, The Lobster, coproduction européenne
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Commentaires
Pas eu l'occasion encore de goûter à ce homard, mais dès que je pourrais ...
Si tu as aimé Canines, tu aimeras celui-là.